Slavoj Zizek

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Slavoj Zizek

Messagepar lj » 30 Nov 2005, 10:34

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Bio rapide:
Libération, no. 7612
PROFIL, samedi 29 octobre 2005, p. 48
Slavoj Zizek, 56 ans, philosophe slovène. Star des campus, traduit en vingt langues, il revisite Marx, Lacan et les idées de gauche en s'appuyant sur le cinéma d'Hollywood.
Pense-partout

PONCET Emmanuel

«Je ne laisserai jamais ma fille de 17 ans approcher de ce bonhomme ! C'est la première association qui me vient à l'esprit quand je me vois en photo...» Slavoj Zizek glisse la mise en garde à peine entré dans les locaux panoptiques de Flammarion. Puis éclate d'un grand rire conjuratoire. Ce philosophe halluciné n'a que deux fils de 6 et 34 ans, Tim et Kostia, issus de deux mariages différents. Mais il n'est pas dupe de l'effet beauf qu'il pourrait susciter sur une jeune fille. Colosse un peu effrayant. Tics nerveux impressionnants. Postillons, soupirs et reniflades dans tous les sens. Barbe fournie. Sandales à scratch sur chaussettes bleues. Sa panoplie de moniteur d'amicale laïque tranche avec sa classe intellectuelle. Et un emploi du temps blindé de jet-setter. Tombé de l'Eurostar, il repart dans deux heures à Copenhague pour un congrès de design. «Ils me filent 7 500 euros pour trente-cinq minutes de conférence, cela ne se refuse pas, hein !», rigole cet anticapitaliste convaincu. Avec les mains, il se rectifie tellement souvent les narines qu'on lui soupçonne un moment une cocaïnomanie, qui éclairerait sa boulimie conférencière worldwide («un tiers de mon temps dans les avions»), son oeuvre prolifique traduite en vingt langues et son ébullition intellectuelle légendaire. Mais non. L'ancien fan de Jefferson Airplane affirme ne consommer ni alcool, ni tabac. «Je suis le seul type de ma génération à n'avoir fumé qu'un seul joint de marijuana dans sa vie, assure-t-il, moins pour des raisons morales d'ailleurs que pour ne pas perdre le contrôle.»

Décomplexion et autodérision, ce passionné d'Hitchcock tranche sur ses congénères intellos de gauche. Spécialiste de Marx, Hegel et Lacan, son mode d'expression se rangerait plutôt du côté de Kierkegaard pour lequel «le plus sûr des mutismes, ce n'est pas de se taire, c'est de parler». Parler toujours, et encore. Le divan du psychanalyste Jacques-Alain Miller, frère de l'autre, et gendre du grand Autre (Jacques Lacan), s'en souvient encore. Au début des années 80, le jeune communiste critique achève sa thèse sur Hegel, le «plus sublime des hystériques». Il épuise les cycles Mizoguchi au Champollion, à Paris. Une rupture sentimentale le pousse en consultation. «Je n'ai pas arrêté de parler pendant trois ans, raconte-t-il dans un français frénétique. Sûrement parce que j'avais peur qu'on pointe une faille.» La fréquentation assidue de Lacan et de son gendre lui confère le titre de «docteur en psychanalyse». De là à poser sa plaque... «Je suis bien trop nerveux pour accueillir des patients.»

Le New Yorker l'a surnommé «Marx brother». L'écrivain-philosophe Mehdi Belhaj Kacem et moult jeunes intellos en panne de modèle puisent dans la pensée paradoxale de ce «pop philosophe». Tel Deleuze ou Baudrillard en leur temps, lui seul semble capable aujourd'hui d'articuler une morale de gauche et une pensée tragique. Sans mépriser la culture «de masse». Lacan et Fight Club. Le réel et le virtuel. Marx et Matrix. Hegel et la Dernière Tentation du Christ. La Slovénie où il vit et les Etats-Unis où il enseigne. Buenos Aires où il s'est marié (avec une doctorante argentine) et Londres où il séjourne régulièrement, etc. Continuateur d'Orwell, Pasolini ou Christopher Lasch, remixés à Hollywood, il met au jour les névroses de la gauche moderne. Les aventures de Neo (Keanu Reeves), héros de Matrix Reloaded, lui permettent par exemple de démystifier les rébellions automatiques. Matrix Reloaded, c'est «le triste reflet de la gauche et de son combat contre le système, écrit Zizek. La rébellion de Neo, loin d'être un cas unique, ne fait-elle pas partie d'un cycle plus grand de perturbations et de réinstaurations de l'ordre ?» Toujours à la limite du «nouveau réactionnaire», il prône une sorte de «réalisme passionné de gauche». «Il faut à tout prix se débarrasser des illusions. La gauche n'y est pas encore. Loin de là.» Refusant d'être «un vieux gauchiste nostalgique», cet admirateur des «conservateurs critiques» et de Claudel revendique une «position tragique». Les critiques mécaniques contre Tony Blair l'agacent, «comme si la fidélité au vieux Parti travailliste, c'était mieux !» Il concède à Zapatero d'avoir «fait» la légalisation du mariage homo. «J'aime cette idée de "faire", un point c'est tout.» Lula, au Brésil : «C'est toujours la même histoire. Un type de gauche rassemble tous les espoirs. Et comme s'il y avait une limite invisible, son sort est scellé au bout deux ans.»

De la même façon, il s'attaque sans pitié à la «tolérance multiculturelle», un «refus de l'autre déguisé en respect de l'autre». Le Slovène ressurgit alors. Avant les tensions ethniques, les blagues sur les peuples circulaient allégrement en ex-Yougoslavie. «On disait que les Monténégrins se masturbaient en mettant leur sexe dans la terre. Tremblements de terre oblige !» Il ne veut pas laisser les clichés populaires, l'humour, «la vie», écrit-il, aux extrémistes comme Le Pen. «Les clichés signifient bien plus une solidarité qu'un affrontement. Alors que l'antiracisme véritable est souvent un racisme refoulé.»

Sa fougue démystificatrice colle avec sa singulière trajectoire. En 1990, le succès de ses chroniques dans la presse locale le pousse jusqu'à... la présidentielle slovène pour le Parti libéral. Sans illusions ni résultat. L'un de ses éditeurs, Frédéric Joly : «Il a une haine viscérale des régimes communistes tout en nourrissant une grande méfiance vis-à-vis des démocraties occidentales.» Lui : «En Slovénie, nous étions dans un interspace : nous choisissions les avantages du communisme et de l'Occident, sans les inconvénients.» Aucun souvenir de son enfance «privilégiée sans plus». Une mère «cadre administratif» dans un hôpital et un père employé dans une compagnie privée. Décidément photophobe, il a brûlé toutes ses photos d'enfance à la mort de sa mère. «Je n'ai gardé que celle de mon passeport.» Il évoque juste ses 19 ans à Prague pendant l'invasion soviétique. «Les gens manifestaient. Je mangeais des gâteaux à la framboise dans une pâtisserie. Ces moments très étranges ont été mon seul rendez-vous avec l'histoire.»

Sa découverte d'Althusser, début 70, n'aide pas à son insertion. A l'époque, c'est un suicide académique. «Je suis resté quatre ans sans emploi. Heureusement, mes parents m'ont soutenu.» Cet isolement l'a paradoxalement renforcé. Obligé à «réseauter» à l'étranger. «Sans cette placardisation raffinée, je serais un philosophe local totalement inconnu.» Désormais, il dirige librement son institut philosophique de Ljubljana pour 2 000 euros par mois environ. Auxquels s'ajoutent les nombreuses sollicitations internationales. Son athéisme de gauche ne s'est pas transformé en cynisme. Sa théorie de l'«Homo sucker» dénonce d'ailleurs le «non-dupe» contemporain, celui qui «croit tout décoder, mais demeure le seul véritable naïf». Cet «ogre vitaliste qui fait son miel de tout» (un proche) préfère la figure de la jeune fille dans De beaux lendemains, le film d'Atom Egoyan adapté de Russell Banks. Témoin muet d'un énigmatique accident de bus, elle détient le secret tragique de la communauté villageoise. Comme Zizek pressent celui du «village global». Mais il n'est pas certain que la jeune fille de De beaux lendemains s'approcherait de ce bonhomme. Qui ne peut pas se voir en photo.

photo SERGE PICARD

Slavoj Zizek en 6 dates

1949: Naît à Ljubljana (Slovénie).

1968: Assiste passivement au printemps de Prague.

1988: Ecrit une thèse sur Hegel, dirigée par Jacques-Alain Miller.

1990: Se présente à l'élection présidentielle en Slovénie.

1997: Devient un philosophe-star. Sauf en France.

2005: Multiplie les livres sur l'Europe, l'Irak, le cinéma, l'après-11 septembre, etc.

Le dernier s'intitule Bienvenue dans le désert du réel (Flammarion).


Catégorie : Autres
Sujets - Libération : Biographie; Dirigeant; Gauche; Hegel Georg Wilhelm Friedrich; Institut; Lacan Jacques; Marx Karl; Philosophie; Slovénie
Type(s) d'article : PORTRAIT
Édition : QUOTIDIEN PREMIERE EDITION
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Messagepar lj » 30 Nov 2005, 10:36

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Messagepar lj » 30 Nov 2005, 10:36

Son œuvre, cherchez et lisez... :lol:
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Messagepar jl » 16 Fév 2008, 14:13

Alain Badiou, Slavoj Žižek… Des philosophes mettent en cause la démocratie électorale. Critique salutaire ou retour des vieux démons ?
ERIC AESCHIMANN
QUOTIDIEN : samedi 16 février 2008
103 réactions
Malaise dans la démocratie, brouillard sur les urnes. Est-ce l’effet retard d’une succession de scrutins aux résultats déroutants pour la gauche ? Un mouvement d’humeur face à la démocratie libérale triomphante ? La nouvelle lubie de quelques philosophes ? Ou une crise plus profonde ? Le fait est là : la démocratie, en tout cas dans sa forme électorale, est mal en point et les intellectuels viennent à son chevet. Certains pour se demander ce que signifie cet accès de fièvre. D’autres, plus radicaux, pour affirmer que, dans un monde plus complexe et plus inégalitaire que jamais, le système représentatif ne permet plus au plus grand nombre de participer à la prise de décision collective et qu’il faut désormais s’interroger sur ses fondements même.

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Punir les élus. Le constat, d’abord. Il traverse les clivages politiques. Venus de la gauche antitotalitaire, des historiens des idées tirent la sonnette d’alarme. «La démocratie d’élection s’est incontestablement érodée», écrivait Pierre Rosanvallon fin 2006 dans La Contre-Démocratie. Proche de la deuxième gauche, il y décrivait les diverses formes de la «défiance» démocratique, de la «démocratie négative» : abstention, manifestations, volonté de surveiller et de punir les élus. Dans l’introduction du premier tome de L’Avènement de la démocratie, paru à l’automne, son collègue Marcel Gauchet préfère parler d’«un e anémie galopante», une «perte d’effectivité» qu’il attribue à une «crise de croissance» de grande ampleur. L’ironie veut que ces analyses se développent au moment même où, pratiquement à l’opposé de l’échiquier intellectuel, la critique de la «démocratie formelle», aussi vieille que le marxisme, connaît une deuxième jeunesse.

En témoigne le succès inattendu du petit essai du philosophe, Alain Badiou, De quoi Sarkozy est-il le nom ?, véritable charge contre la loi des urnes. «Tout le monde voit que la démocratie électorale n’est pas un espace de choix réel», écrit-il. Face à la «corruption» des démocraties par les puissances de l’argent, l’heure serait venue de définir «une nouvelle pratique ce qui fut nommé "dictature" (du prolétariat). Ou encore, c’est la même chose : un nouvel usage du mot "Vertu".»

Plusieurs voix se sont élevées - celles de Bernard-Henri Lévy ou du critique littéraire Pierre Assouline - pour dénoncer le retour d’une rhétorique associée au communisme stalinien. Michel Taubman, directeur de la revue Le Meilleur des Mondes, guère suspect de complaisance envers la pensée gauchiste, affiche, lui, une certaine placidité : «Il y a trente ans, en France, 20 % de la population dénonçait la démocratie bourgeoise et croyait à la dictature du prolétariat. On vivait avec. En réalité, ces intellectuels radicaux ne représentent rien, car, aujourd’hui, même Besancenot défend la démocratie électorale.» Pourtant, que la discussion prenne en France une tournure si véhémente n’est pas un hasard. «Les Français sont, au plan européen, les plus pessimistes sur leur démocratie et leurs représentants», note Stéphane Rozès, directeur de l’institut CSA. La crise, diagnostique-t-il, est «spirituelle» et sanctionne le discours d’impuissance tenu par les responsables politiques face à la mondialisation.

«Impuissance». Abstention à la présidentielle de 2002, victoire du non au traité constitutionnel européen, coups de cœur aussi brusques qu’éphémères pour Ségolène Royal puis François Bayrou, participation massive pour le sacre de Nicolas Sarkozy, scrutins locaux transformés en défouloirs, la boussole s’affole. Ni les frasques sarkoziennes ni la ratification du mini traité européen ne devraient contribuer à restaurer la confiance dans les vertus du bulletin de vote. De quoi conforter Badiou, pas fâché de constater dans son livre : «L’impuissance était effective, elle est maintenant avérée.»

«Les Français ne reprochent pas aux politiques leur manque de proximité, mais leur irresponsabilisation», reprend Rozès, ajoutant que les Français y sont d’autant plus sensibles que leur vivre-ensemble n’est pas fondé sur la religion ou l’ethnie, mais sur le partage d’idéaux politiques. Reste à se mettre d’accord sur les causes de l’impuissance démocratique. C’est tout l’enjeu de la réflexion qui s’engage. Pour Marcel Gauchet, l’avènement d’une conception hypertrophiée des droits de l’homme a fini par priver la collectivité de tout moyen d’action. Patrick Braouzec, député communiste de Saint-Denis, pense au contraire que «à côté des élections, auxquelles les gens sont très attachées, mais qui constituent un moment spécifique, la démocratie ne peut que s’atrophier si elle ne s’appuie pas également sur une démocratie participative et sur le mouvement social». Un «mouvement social» aux contours flous - manifestations de rue, soutiens aux enfants sans-papiers, opérations médiatiques des Enfants de Don Quichotte… - et qui, poussé à l’extrême, rappelle le titre d’un livre du philosophe John Holloway, en vogue chez les altermondialistes : Comment changer le monde sans prendre le pouvoir. Faire de la politique, d’accord, mais hors les urnes.

Le philosophe slovène Slavoj Zizek, star des campus américains et habitué des blagues provocatrices, va encore plus loin en estimant que seule «la violence populaire» permettra aux classes défavorisées de se faire entendre dans des démocraties libérales. Žižek publie ce mois-ci en France un recueil des «plus beaux discours de Robespierre», précédé d’une longue introduction où il se demande comment «réinventer une terreur émancipatrice». Icône de la pop-philosophie, connu d’abord pour ses analyses du cinéma hollywoodien, l’homme est pourtant le contraire d’un nostalgique. Il a combattu en son temps le «socialisme réel» dans la Yougoslavie titiste et participé aux premiers pas de la démocratie slovène. Sa radicalisation semble montrer que le désenchantement démocratique ne saurait se réduire à une exception française.

«Arrogance occidentale». C’est que, un peu partout sur la planète, les processus de démocratisation connaissent des ratés, d’ordres divers, qui mettent à mal la «promotion de la démocratie», pour reprendre le vocabulaire en usage à l’ONU depuis les années 90 : l’Irak et l’Afghanistan, mais aussi la Russie reprise en main par Poutine, l’Algérie ou la Palestine où les islamistes se sont vus confisquer leurs victoires gagnées par les urnes. Ou encore, la montée des populismes en Pologne, au Danemark, en Belgique. Voire une Amérique qui, pour imposer la démocratie, n’a pas hésité à transgresser les principes élémentaires du droit. De quoi nourrir pour un bon moment le débat. Car, qu’on le veuille ou non, celui-ci est ouvert. Dans le numéro de janvier de la revue Esprit, Pierre Rosanvallon pointait «une certaine arrogance occidentale et un certain aveuglement sur la nature et les problèmes de la démocratie.» En publiant les interviews de Marcel Gauchet et Slavoj Zizek, Libération verse deux pièces au dossier.


jl
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Messagepar jl » 16 Fév 2008, 15:05

J'ai un peu de peine avec Badiou trop "cohérent" pour être honnéte. Ou plutôt trop honnéte pour être suffisamment humain. Bref un peu rigide...même si la vérité est un peu raide en quelque sorte.


En revanche un p'tit faible le Žižek:


«Nous allons devoir redevenir utopiques»
Slavoj Žižek plaide pour une mobilisation populaire :
Recueilli par ÉRIC AESCHIMANN (À LJUBLJANA)
QUOTIDIEN : samedi 16 février 2008
9 réactions
lavoj Žižek est philosophe. Il publie et préface deux anthologies «rouges» : Robespierre : entre vertu et terreur, (éd. Stock) et Au bord de la révolution. Lénine commenté par Žižek (éd. Aden).

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Pour Olivier Mongin, le modèle est «miné»
Quelle critique faites-vous à la démocratie ?

Peut-être la même que les conservateurs… Les conservateurs ont le courage d’admettre que la démocratie est dans une impasse. On s’est beaucoup moqué de Francis Fukuyama lorsqu’il a annoncé la fin de l’histoire, mais aujourd’hui, tout le monde accepte l’idée que le cadre démocratico-libéral est là pour toujours.

On se contente de réclamer un capitalisme à visage humain, comme on parlait hier d’un communisme à visage humain. Regardez la science-fiction : visiblement, il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme.

Le capitalisme, c’est la cible, derrière la critique de la démocratie ?

Soyons clair : l’Europe de l’après-guerre a connu un niveau moyen de bonheur jamais vu. Mais quatre problèmes majeurs viennent déséquilibrer le modèle démocratico-libéral.

1) Les «sans-part», les sans-papiers, sans-abri, sans-emploi, ceux qui ne participent pas à la vie de la communauté, dont l’Etat ne s’occupe plus.

2) La propriété intellectuelle, que le marché ne parvient plus à réguler, comme le montre le destin délirant de Bill Gates, fondateur de Microsoft.

3) L’environnement, dont la régulation peut assurer le marché lorsque la pollution est mesurable, mais pas quand le risque devient incalculable - Tchernobyl, les tempêtes…

4) La biogénétique : est-ce au marché de dire où commence l’humain ?

Dans ces quatre domaines, ni la démocratie libérale, ni le capitalisme global n’apportent les bonnes réponses.

Quelle alternative ?

Je ne suis pas crétin, je ne rêve pas à un nouveau parti communiste. Ma position est plus tragique. Comme tout marxiste, j’admire la productivité incroyable du capitalisme et je ne sous-estime pas l’utilité des droits de l’homme. L’arrestation de Pinochet a joué un rôle psychologique très important au Chili. Mais regardez le vénézuélien Chávez. On dit qu’il est populiste, démagogique, qu’il ne fait rien pour l’économie, que cela va mal finir. C’est peut-être vrai… Mais il est le seul à avoir inclu les pauvres des favelas dans un processus politique. Voilà pourquoi je le soutiens. Quand on critique sa tentation dictatoriale, on fait comme si, avant lui, il y avait une démocratie équilibrée. Or, c’est lui, et lui seul, qui a été le vecteur de la mobilisation populaire. Pour défendre ça, je pense qu’il a le droit d’utiliser l’appareil d’Etat - appelez cela la Terreur, si vous voulez.

Pour les penseurs libéraux, capitalisme et démocratie restent inséparables.

On l’a beaucoup dit, mais en Chine est en train de naître un capitalisme autoritaire. Modèle américain ou modèle chinois : je ne veux pas vivre dans ce choix. C’est pourquoi nous allons devoir redevenir utopiques. Le réchauffement climatique va nous amener à réhabiliter les grandes décisions collectives, celles dont les penseurs antitotalitaires disent qu’elles mènent forcément au goulag. Walter Lippmann a montré qu’en temps normal, la condition de la démocratie, c’est que la population ait confiance dans une élite qui décide. Le peuple est comme un roi : il signe passivement, sans regarder. Or, en temps de crise, cette confiance s’évapore. Ma thèse est de dire : il y a des situations où la démocratie ne fonctionne pas, où elle perd sa substance, où il faut réinventer des modalités de mobilisation populaire.

D’où votre éloge de Robespierre.

La Terreur ne se résume pas à Robespierre. Il y avait alors une agitation populaire, incarnée par des figures encore plus radicales, comme Babœuf ou Hébert. Il faut rappeler qu’on a coupé plus de têtes après la mort de Robespierre qu’avant - mais lui avait coupé des têtes de riches… En fait, il est resté très légaliste. La preuve, il a été arrêté. Ce qui m’intéresse chez lui, c’est ce que Walter Benjamin appelle «la violence divine», celle qui accompagne les explosions populaires. Je n’aime pas la violence physique, j’en ai peur, mais je ne suis pas prêt à renoncer à cette tradition de la violence populaire. Cela ne veut pas toujours dire violence sur les personnes. Gandhi, par exemple, ne s’est pas contenté d’organiser des manifestations, il a lancé le boycott, établi un rapport de force. Défendre les exclus, protéger l’environnement passera par de nouvelles formes de pression, de violence. Faire peur au capitalisme, non pour tuer, mais pour changer quelque chose. Car sinon, on risque d’aller vers une violence plus grande, une violence fondamentaliste, un nouvel autoritarisme.

Dans la perspective d’une «violence populaire», un intellectuel sert-il à quelque chose ?

A en prévenir les formes catastrophiques. A faire voir les choses autrement. Deleuze disait que s’il y a de fausses réponses, il y a aussi les fausses questions. Un conseil de philosophes ne peut pas établir un projet pour mobiliser les masses. Mais on peut jeter les idées et peut-être quelque chose sera récupéré. Les émeutes des banlieues en France sont nées d’un mécontentement non-articulé à une pensée, même de façon utopique. C’est ça, la tragédie.

Vos amis à gauche pensent-ils comme vous ?

Ce qui domine, surtout aux Etats-Unis, c’est un gauchisme libéral, tolérant, pour lequel la moindre allusion à la notion de vérité est déjà totalitaire, où il faut respecter l’histoire de chacun. Pour le philosophe Richard Rorty, ce qui définit l’homme, c’est sa souffrance et sa capacité de la raconter. Je trouve assez triste cette gauche de ressentiment et d’impuissance.



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