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Freud, le suçoteur
Philippe Grimbert [*]
« J’ai commencé à fumer à 24 ans, d’abord des cigarettes puis très vite exclusivement des cigares : je fume encore aujourd’hui à l’âge de 72 ans et demi et répugne beaucoup à me priver de ce plaisir. Entre 30 et 40 ans j’ai dû cesser de fumer pendant un an et demi à cause de troubles cardiaques qui furent peut-être causés par les effets de la nicotine, mais qui étaient probablement les séquelles d’une influenza. Depuis je suis resté fidèle à cette habitude, ou à ce vice, et j’estime que je dois au cigare un grand accroissement de ma capacité de travail et une meilleure maîtrise de moi-même. Mon modèle en cela a été mon père qui fut grand fumeur et l’est resté jusqu’à l’âge de 81 ans. »
Ainsi répondait Freud, en 1929, à un questionnaire adressé à de nombreuses personnalités sur leurs habitudes tabagiques.
On sait à quel point les audaces théoriques du père de la psychanalyse sont nées d’une plongée au cœur de ses propres formations de l’inconscient, rêves ou actes symptomatiques, énigmes devant lesquelles il n’a jamais reculé, aussi troublante ou choquante fût la révélation qui devait s’en dégager. Il est fort peu de domaines où l’audace de Freud ne se soit manifestée : outre la clinique des névroses et des psychoses, son regard a éclairé bien des mystères de la création artistique, donné du sens à la destinée de bien des grands hommes, révélé la face inconsciente de bien des phénomènes de société. Cependant, il s’est évité cette démarche, pourtant intimement liée à sa nature de découvreur, à propos du tabac, substance absolument indispensable – de son propre aveu – à son existence et à son travail d’élaboration. Il n’écrira aucun texte sur ce sujet, ne fera pratiquement aucune allusion théorique à cette addiction, ne tentera pas une explication qui, s’originant de son cas propre, aurait pu prendre valeur d’universalité. Le tabac restera l’inanalysé freudien.
Tout au long de son existence, il faudra à Freud un interlocuteur, mais aussi un cigare, pour que son processus créateur parvienne à maturité. D’un côté, l’ami de cœur, le correspondant admiré, le disciple ; de l’autre, le Perle, le Reina-Cabana, le Soberanos ou le Trabuccos. Et autour du maître, à la mesure de celui des fidèles, le cercle des psychanalystes fumeurs s’est agrandi. L’écoute, la parole, la fumée : une trinité qui non seulement va marquer pour les siècles à venir l’imaginaire entourant la pratique de la psychanalyse, mais encore présidera à son élaboration même.
Freud est un consommateur de tabac passionné. Il découvre à 24 ans le plaisir de la cigarette, mais il se livre également à une consommation assidue de cocaïne, à laquelle il ne renoncera que témoin des ravages qu’elle produit sur certains de ses contemporains. Elle lui donne cependant l’occasion de la publication de son premier essai : Uber coca. Angoissé et phobique, il recourt à cette substance lors de situations anxiogènes et en devient très vite un prosélyte enthousiaste, avant que le risque d’accoutumance le fasse reculer. Il se reporte alors sur le cigare, pour en faire le compagnon obligé de tous les moments de sa vie et le stimulant indispensable à sa réflexion. Il fume sans mesure et parvient assez vite au rythme moyen d’au moins vingt cigares par jour. Sur cette exigence de plaisir il ne cédera jamais, même lorsque l’atteinte de sa mâchoire se manifestera et que ses médecins lui confirmeront le rôle actif de la nicotine dans un processus destructeur dont il se fera à la fois la victime et l’agent.
Malgré l’importance extrême du tabac dans la vie de Freud, seules quelques lignes au cœur de l’ensemble de son œuvre « officielle » évoqueront le plaisir tabagique, décrit par lui comme dérivé de la masturbation, elle-même dérivée de la succion, ou plus précisément de l’activité de « suçotement » du tout-petit :
« Ainsi les enfants passent-ils souvent de la succion à la masturbation […] Tous les enfants ne suçotent pas. Il est à supposer que c’est le propre de ceux chez lesquels la sensibilité érogène de la zone labiale est congénitalement fort développée. Si cette sensibilité persiste, l’enfant sera plus tard un amateur de baisers, il recherchera les baisers pervers et, devenu homme, il sera prédisposé à être buveur et fumeur […]. »« J’en suis venu à penser que la masturbation était l’essentielle grande habitude, le “besoin primitif” et que les autres besoins, tels ceux d’alcool, de morphine, de tabac, n’en sont que les substituts, les produits de remplacement. »
On peut ajouter à ces deux passages une seule autre allusion au tabac, dans l’un des cas les plus célèbres des Cinq psychanalyses : la jeune Dora, de son vrai nom Ida Bauer, surnommée par Freud « Dora la suçoteuse ». Au détour de l’une de ses séances, elle confiera en effet avoir senti, à la suite d’un rêve, une odeur de fumée. Fumeuse elle-même, elle partageait ce plaisir avec son père et monsieur K., l’homme qui la courtisait. Freud se contentera d’interpréter cette sensation olfactive comme le désir d’un baiser de sa part, un baiser de fumeur.
Fort peu de choses en vérité, comparées à l’ensemble de son œuvre ! En revanche, si l’on se plonge dans l’immense correspondance qu’il a entretenue avec ses proches, ses disciples ou les plus grands esprits de son temps, on constate que la question du tabac y apparaît de façon récurrente, non pas sur le mode d’une tentative d’élucidation mais plutôt comme aveu de soumission à un maître tyrannique. Au fil de ces lettres, on peut voir l’inventeur de la psychanalyse faire le constat formel de l’indispensable apport de cette substance à son élaboration théorique, se répandre en soucis d’approvisionnement et manifester son inaltérable attachement à la jouissance tabagique.
Reconnaissant son impérieux besoin, certes, mais jamais analyste de ce besoin, Freud n’aura jamais tenté une mise en perspective de sa passion tabagique avec sa propre histoire : sans doute l’histoire d’un enfant suçoteur, si l’on en croit son hypothèse !
Cette emprise du tabac sur Freud – dont il ne tentera jamais de dégager le sens – aura, à son insu, des conséquences d’une importance extrême sur la naissance de la science psychanalytique. Elle jouera le rôle d’un moteur de recherche influençant ses concepts mêmes, tels le transfert ou la règle d’abstinence, au point de constituer, sur certains sujets particuliers, une théorie « tabagique » du Moi ou de l’objet fétiche, pour ne citer que ces deux points.
La préhistoire de la psychanalyse est à situer dans les débuts de la correspondance de Freud avec Fliess, cet « Alter » désigné comme interlocuteur d’élection. C’est pourquoi le recueil de ces lettres a été publié sous le titre bienvenu de La naissance de la psychanalyse. L’auto-analyse de Freud est inséparable de cette correspondance. On se souvient que c’est entre 1895 et 1899 environ, des Études sur l’hystérie à la Science des rêves, que Freud se livra à cette démarche d’une extrême rigueur qui lui permit, levant son propre refoulement, de dégager ses découvertes fondamentales sur la logique inconsciente. Englobant cette période d’auto-analyse, les dix-sept années de son amitié épistolaire avec Wilhelm Fliess sont marquées par quelque 300 lettres écrites entre 1887 et 1904.
Véritable analyse, correspondance souvent proche de la libre association, cure par l’écrit, en faut-il davantage pour nous permettre de situer Fliess en place d’analyste, place qui lui est assignée par Freud dès les débuts de leur relation ? Ce qui lie Freud à Fliess est bien en effet ce qu’il est convenu d’appeler un « transfert massif », notion non encore élaborée à l’époque, mais qui se présente déjà sous les dehors d’un puissant sentiment le poussant à la surestimation de son ami, l’amenant à donner crédit à des théories (numérologiques et nasales !) qui pourtant s’éloignent du sens de ses propres recherches, mais sentiment ayant la vertu – typiquement transférentielle – de servir de catalyseur à l’avancée de son analyse.
Mais quels furent les éléments favorisant l’éclosion d’un tel transfert ? On peut en repérer quelques-uns, dont l’éloignement physique des deux hommes (Vienne-Berlin) et le savoir supposé à Fliess. Mais le plus déterminant fut sans doute le rôle de tout premier plan tenu des années durant par une frustration sévère, une abstinence sans faille imposée à Freud par son ami, dimension dont nous savons aujourd’hui qu’elle est essentielle au développement d’une relation transférentielle. Cette frustration, dont Fliess s’est fait l’intraitable agent, s’est exercée sur l’objet de prédilection de Freud : le tabac.
Cette correspondance assidue peut se déplier à la manière du trajet d’une cure : lettre après lettre, elle nous fait assister à l’âpre combat livré par Freud contre les interdits de son ami, convoquant, avant même que ces notions soient théorisées par lui, règle d’abstinence, association libre, résistance, réaction thérapeutique négative, efflorescence des symptômes et, bien sûr, relation transférentielle positive et négative.
Si le tabac fut, pour Freud, au centre de son trajet analytique avec Fliess, son rôle ne se limita pas à cette expérience. La substance vitale continua de lui offrir ses bons services dans l’élaboration de sa théorie. Stimulant intellectuel sans aucune doute, mais bien au-delà (« Arbeitsmittel », selon son propre terme, c’est-à-dire « substance de travail »), la théorie freudienne, tout au long de ses avancées, s’est nourrie des vapeurs du tabac. La durée même de la séance analytique, objet de conflits et de scissions chez les héritiers de Freud, en particulier autour de la pratique de la séance courte chez Lacan, n’est pas sans rapport avec l’acte de fumer. En effet, l’inventeur de la psychanalyse n’a pas caché que ses possibilités d’écoute étaient intimement liées à la durée de dégustation de l’un de ses cigares, le temps de la séance s’accordant au temps de la jouissance tabagique du maître. L’attention flottante, recommandée par Freud comme indispensable mode d’écoute permettant de ne privilégier aucun des contenus du discours de l’analysant, ne serait-elle pas également à rapprocher de l’acte du fumeur, absorbé dans la contemplation des volutes et réfugié dans le relatif retrait favorisé par la consommation d’un cigare ?
Le tabac outil de réflexion trouve sa place sur la table de travail au même titre que les outils d’écriture, selon le propre aveu de Freud : « J’ai beaucoup simplifié le bureau sur lequel j’écris… à droite une coupe contenant des stylos, à gauche une autre pleine de cigares ! »
Et l’absence de tabac provoque irrémédiablement l’arrêt du processus créateur, comme en témoignent ces quelques lignes, écrites lors d’une (provisoire) période d’abstinence : « D’avoir renoncé à la douce habitude de fumer a grandement diminué mes intérêts intellectuels. » « Du reste, je vis encore et comme je ne fume pas, je n’écrirai presque plus rien, excepté des lettres. »
Le tabac est donc considéré par Freud lui-même comme le stimulant indispensable à son processus créateur, mais il semblerait que la place majeure qu’il occupe dans son économie libidinale ait amené le cigare à jouer un rôle fondamental non seulement dans l’élaboration, mais également dans la logique interne de cette théorie, à infiltrer cette dernière pour produire une théorie « tabagique » de l’inconscient.
Les exemples sont nombreux, dans l’œuvre de Freud, où peut se repérer l’influence du tabac sur la recherche théorique. Que l’on pense simplement à la fameuse scène du jeu d’un enfant avec une bobine, passée à la postérité sous le nom du « Fort-Da », cette séquence qui prend place au cœur du texte Au-delà du principe de plaisir, dans lequel Freud introduit la notion de pulsion de mort. Ce jeu consistait pour son petit-fils – puisque nous savons aujourd’hui que c’est de lui dont il s’agit – à expédier au loin une bobine retenue par un fil en s’écriant « o-o-o » (« Fort », soit « loin »), puis à la ramener à lui en saluant son retour par un « Da ! » (« La voilà ! »). Freud nous l’a démontré : par l’intermédiaire de ce jeu symbolique répétitif, l’enfant maîtrisait départs et retours de son objet d’amour, sa mère. Mais les mouvements de la bobine pourraient nous lancer sur une autre piste, tabagique cette fois, en nous évoquant l’un des traits les plus remarquables de l’activité d’un fumeur, ces allers et retours incessants de l’objet, éloignements et rapprochements répétitifs caractéristiques du geste du consommateur de tabac. L’inspiration et l’expiration elles-mêmes ne représentent-elles pas de façon idéale l’incorporation puis le rejet de l’objet, « Fort » ponctuant le panache de fumée projeté à l’extérieur et « Da » saluant le retour de la chaude satisfaction à l’intérieur du corps ?
On le voit, il n’est pas impensable que la consommation de cigares ait eu pour Freud, à côté de l’observation de l’enfant, son rôle souterrain à tenir dans la rédaction de ce célèbre chapitre. Et ne nous aurait-il pas fourni par cet intermédiaire un début d’explication du plaisir tabagique, jeu symbolique à l’image du jeu de la bobine et permettant à l’adulte une emprise possible sur ses objets perdus ?
Au-delà du principe de plaisir a été écrit au moment où se manifestaient chez Freud les premières atteintes du mal qui devait l’emporter, provoqué et attisé par sa consommation excessive de tabac. Cette dernière n’aurait-elle pas également participé, de manière tout à fait inconsciente, à l’élaboration de ce concept de pulsion de mort qui provoqua tant de remous dans la communauté analytique de l’époque ?
Après 1923, son atteinte cancéreuse du palais déclarée, Freud changera de position quant au rôle déclenchant et activateur du tabac dans l’évolution de son mal, adoptant, fait inusuel chez lui et troublant pour ses proches, un comportement à la fois de reconnaissance et de déni. Dans cette même période, sa vision du rôle du Moi dans l’économie psychique se transformera, l’instance moïque unificatrice et forte devenant dès lors clivée et porteuse de tendances contradictoires. Cette modification était annoncée dans Au-delà du principe de plaisir, essai dans lequel Freud affirmait l’existence d’une importante part inconsciente du Moi.
Ce remaniement se confirme dans l’approche du fétichisme, approche infiltrée elle aussi par le comportement tabagique de Freud. On sait que l’explication freudienne du comportement fétichiste chez l’homme saisit son origine dans un nouage étroit de reconnaissance et de déni de la castration féminine. Le petit garçon, terrifié par la menace que ce manque chez la mère représente pour lui, cherche à maintenir, en dépit de la réalité de sa perception, l’existence d’un pénis maternel, obstination qui pourrait avoir pour formule un : « Je sais bien mais quand même… » Au moment de l’écriture de son article, Freud souffre depuis cinq ans déjà de la maladie qui l’emportera douze ans plus tard. Il ne renonce pas pour autant à fumer, malgré le rôle que cette addiction joue dans l’évolution de son mal et en dépit des avis médicaux formels. La place du tabac dans la vie de Freud, plus singulière encore en cette période de maladie où il reconnaît et nie à la fois l’influence du tabac sur son mal, pourrait-elle avoir exercé une influence sur l’apparition de cette nouvelle théorie dans laquelle le Moi du fétichiste perd de sa force unificatrice et se divise face à l’objet ? En guise de réponse – encore une fois positive – à cette question, empruntons à Freud sa plume pour transformer quelques passages de l’article en question, en remplaçant le mot « fétiche » par le mot « cigarette ». Donnons ainsi au tabac la place de fétiche ordinaire, dans ce moment de sa vie où, pour Freud, angoisse de castration et angoisse de mort se conjoignent, et constatons les effets de sa consommation de tabac sur sa théorie du Moi :
« Il ne faut pas s’attendre à ce que ces personnes [les fumeurs, donc, et non plus les fétichistes] aient recherché l’analyse à cause d’une consommation excessive de tabac : celle-ci, en effet, est bien reconnue par ses adeptes comme une anomalie, mais il est rare qu’on la ressente comme un symptôme douloureux : la plupart des adeptes du tabac en sont très satisfaits et même se félicitent des facilités qu’il apporte à leur vie pulsionnelle…
Je dirai plus clairement que chez le garçon devenu adulte la cigarette est le substitut du phallus de la femme (la mère) auquel il a cru étant enfant et auquel il ne veut pas renoncer, puisque ce serait accepter l’imminence de la castration.
La cigarette demeure le signe d’un triomphe sur la menace de castration et une protection contre cette menace, car il n’est probablement épargné à aucun être masculin de ressentir la terreur de la castration lorsqu’il voit l’organe sexuel féminin.
Je dois dire qu’il y a de nombreux arguments, et des arguments de poids, en faveur de la position de clivage du Moi [du fumeur], quant à la question de la castration féminine. Dans certains cas, la tendresse ou l’hostilité avec lesquelles on traite la cigarette, qui correspondent au déni et à la reconnaissance de la castration, se mélangent inégalement, si bien que c’est soit l’une, soit l’autre qui est le plus aisément reconnaissable.
On est finalement autorisé à déclarer que le prototype normal de la cigarette, c’est le pénis de l’homme. »
On peut constater que le remplacement de l’objet fétiche par l’objet cigarette n’altère nullement le fonctionnement logique de ce texte, sans doute parce que dans l’élaboration freudienne le premier objet a souterrainement joué de son influence sur le second.
Un article paru dix ans après ce texte sur le fétichisme, soit un an avant la mort de Freud, lui fait franchir un pas supplémentaire dans sa remise en question d’un Moi unifié. Proche de sa disparition, il s’est un peu plus encore enfermé dans ce mélange de déni et de reconnaissance des effets nocifs du tabac sur son organisme, et son article Le clivage du Moi dans les processus de défense pourrait bien renfermer un écho de sa propre division face à l’objet de sa jouissance. Ce texte qui ne fut ni achevé ni publié du vivant de son auteur commence par une interrogation radicale : « Pour le moment je me trouve dans cette position intéressante de ne pas savoir si ce que je veux communiquer doit être considéré comme connu depuis longtemps et allant de soi, ou comme tout à fait nouveau et déconcertant. Tel est, je crois, plutôt le cas. »
Freud est conscient que l’évolution de ses positions l’oblige à remettre en doute des années de certitude sur la fonction et la nature du Moi, mais son courage habituel l’amène à poursuivre son raisonnement, dût-il bouleverser ses convictions. « Supposons donc que le Moi de l’enfant se trouve au service d’une puissante revendication pulsionnelle qu’il est accoutumé à satisfaire et que soudainement il soit effrayé par une expérience qui lui enseigne que la continuation de cette satisfaction aurait pour conséquence un danger réel difficilement supportable… »
N’est-ce pas très précisément la situation vécue sur le plan personnel par Freud lui-même, après plusieurs années d’un calvaire incessant, où la revendication pulsionnelle (tabagique) qu’il est « accoutumé à satisfaire » a rencontré le « danger réel difficilement supportable », sous la forme de son atteinte cancéreuse à la mâchoire, que la « continuation de cette satisfaction » lui ferait rencontrer ?
« Il doit maintenant se décider : ou bien reconnaître le danger réel, s’y plier et renoncer à la satisfaction pulsionnelle, ou bien dénier la réalité, se faire croire qu’il n’y a pas de motif de craindre, ceci afin de pouvoir maintenir la satisfaction. […] l’enfant cependant répond au conflit par deux réactions opposées, toutes deux valables et efficaces : la pulsion peut conserver sa satisfaction, quant à la réalité, le respect dû lui a été payé […] ».
Troublante formulation sous la plume d’un Freud qui a adopté au soir de sa vie une attitude étrangement comparable à celle qu’il décrit chez l’enfant confronté au péril de la castration ! Incapable, comme ce dernier, de se « décider », il conserve à la pulsion orale sa satisfaction en tentant de maintenir sa consommation de tabac, mais dans le même temps il accepte de payer le « respect dû » à la réalité sous la forme d’un paiement ô combien réel en « livre de chair » : ses multiples opérations à la mâchoire. « Les deux réactions au conflit, réactions opposées, se maintiennent comme noyau d’un clivage du Moi. L’ensemble du processus ne nous paraît si étrange que parce que nous considérons la synthèse des processus du Moi comme allant de soi. Mais là, nous avons manifestement tort. »
Le nouveau Moi freudien, ni synthétique ni synthétisant, clivé par nature chez chacun, divisé par l’objet du désir, est devenu quelques mois avant la mort de Freud une énigme où vacillent les certitudes d’autrefois. La déchirure « inguérissable » de ce nouveau Moi évoque, dans l’après-coup, ce mal « incurable » dont souffrit son théoricien, fumeur impénitent, lui-même clivé dans son rapport au tabac. On voit comment, à l’insu de Freud, et dans la période la plus douloureuse de sa vie, la formulation de ces questions précieuses pour la psychanalyse d’aujourd’hui fut très probablement soumise à l’influence de sa tabagie.
Le tabac, s’il fut instrument de jouissance, stimulant intellectuel, indispensable adjuvant à l’élaboration d’une science nouvelle, fut également pour Freud instrument d’autodestruction. De quelle immense culpabilité, de quelle insolvable dette dut-il à son insu s’acquitter, et au prix de quelle souffrance ? Seul peut-être le mythe de Prométhée peut nous permettre d’en saisir les racines inconscientes : le supplice du Titan coupable d’avoir dérobé l’étincelle divine pour en faire don aux hommes, Freud l’aurait-il subi, à sa façon, en paiement de sa découverte copernicienne ? Révélation d’une vérité dont, tel l’inconscient, la destinée est de s’avancer masquée, franchissement des tabous d’une société enfermée dans ses préjugés, apport de la lumière susceptible d’éclairer l’humaine condition, autant d’interdits qu’un névrosé, fût-il Freud, ne peut franchir sans en attendre un terrible châtiment. « Il faut admettre qu’un sentiment de culpabilité reste attaché à la satisfaction d’avoir si bien fait son chemin : il y a là depuis toujours quelque chose d’injuste et d’interdit. Cela s’explique par la critique de l’enfant à l’endroit de son père, par le mépris qui a remplacé l’ancienne surestimation infantile de sa personne. Tout se passe comme si le principal, dans le succès, était d’aller plus loin que son père et comme s’il était toujours interdit que le père fût surpassé. »
Freud a décrit avec sa rigueur habituelle cette dimension de la dette et de la culpabilité dans un texte intitulé Un trouble de mémoire sur l’Acropole, dans lequel il décrit le malaise qui le saisit à la vue de la cité d’Athènes, cette ville légendaire que la modeste condition de son père lui aurait interdit de visiter. Cette culpabilité fut-elle à la mesure de sa découverte prométhéenne, c’est-à-dire immense ? Sans doute, si l’on songe à l’un de ses ineffaçables souvenirs d’enfance, lorsque, à peine âgé de 6 ans, il fut surpris par son père alors qu’il urinait sur un tapis. Jacob Freud, dans sa colère, aurait alors lancé à son fils une sentence, à entendre comme une condamnation : « Mon père remarqua dans le sermon qu’il me fit : “Ce garçon n’arrivera jamais à rien !” Cela dut être une terrible mortification pour mes ambitions, car des allusions à cette scène reviennent constamment dans mes rêves et se combinent régulièrement avec une énumération de mes exploits et succès, comme pour dire : “Tu vois, j’arrive à quelque chose.” »
Ainsi Freud a fait mentir la prophétie de son père et ses rêves le lui reprochent constamment, car il ne fait aucun doute que le petit Sigmund est « arrivé à quelque chose », surpassant ô combien, dans sa réussite, le modeste négociant de Freiberg et inscrivant à jamais son nom dans l’Histoire. Toute culpabilité trouve son origine dans le meurtre d’un père, Freud nous l’a démontré dans Totem et tabou, faisant de tous les hommes les héritiers du crime commis par la « horde primitive » : lui-même, qu’a-t-il fait de la culpabilité qui a résulté d’un tel dépassement, d’une telle victoire à entendre comme meurtre symbolique ? N’a-t-elle provoqué qu’un trouble de mémoire sur l’Acropole ou bien a-t-elle trouvé avec le tabac l’occasion de s’exercer avec la dernière rigueur ? Ce tabac qui, de plus, se trouvait être également objet de jouissance de Jacob, son père : « Mon modèle en cela a été mon père qui fut grand fumeur et l’est resté jusqu’à l’âge de 81 ans. »
Trait d’identification et instrument d’autodestruction, le tabac est donc relié sur ces deux versants à la figure paternelle, génératrice de désir de dépassement en même temps que de culpabilité. Il aura eu tout au long de la vie de Freud le double avantage de lui permettre à la fois un triomphe dans la rivalité (par son aspect stimulant sur sa fructueuse recherche théorique) et l’accomplissement du châtiment auquel aspirait sa culpabilité inconsciente (par l’intensification de sa maladie).
Ce portrait d’un fumeur, même s’il s’agit d’une figure aussi prestigieuse que celle de Freud, peut-il nous aider à dégager une part des motivations inconscientes qui amènent tout consommateur de tabac à la dépendance ? Probablement, car l’homme Freud, aux prises avec son inconscient, était avant tout un homme, en proie aux doutes, aux vacillations et aux angoisses que tout névrosé ordinaire rencontre sur son chemin. On l’a vu, pour l’inventeur de la psychanalyse, le tabac eut une importance fondamentale, assurant plusieurs fonctions, dont la lutte contre l’angoisse, la meilleure maîtrise de soi, l’intensification des capacités intellectuelles.
Ces fonctions, le tabac les assure auprès de chacun de ceux qui se livrent à sa consommation, et cela même lorsque leur destinée n’atteint pas les cimes sur lesquelles Freud s’est hissé…
L’aspect de lutte contre l’angoisse semble relativement limpide : chacun a pu repérer à quel point le geste du fumeur s’intensifie face à toute situation anxiogène, à la recherche de la bouffée salvatrice. La maîtrise de soi, ne serait-ce que sous l’abord d’une réassurance narcissique, semble également une évidence : l’élégance du geste, la faculté de recentrement sur soi sont à mettre à l’actif du cigare ou de la cigarette. L’accroissement des capacités intellectuelles peut également s’entendre à la fois sur le versant biologique et sur le versant psychique. La nicotine, par son extraordinaire rapidité d’assimilation, produit sur le cerveau des effets excitants quasi immédiats, et le pouvoir de rassemblement des fonctions psychiques que provoque la fumée, propice à la rêverie autant qu’à la concentration, facilite toute tâche purement intellectuelle.
Nous savons que le tabac apporta également à Freud son concours dans sa quête phallique de créateur, se plaçant au service de son ambition et de son accession à la notoriété. Il fut pour lui, de plus, pôle identificatoire au père et outil d’autodestruction, venant apporter ses bons offices à la satisfaction des exigences de la culpabilité inconsciente.
Il pourrait bien, là aussi, en être de même pour chaque fumeur, qu’il soit homme ou femme, lorsque la cigarette prend la forme d’un attribut phallique incandescent, venant compléter la main et suppléer de façon provisoire au manque originel situant les deux sexes en position symétrique par rapport à ce signifiant maître, le phallus. La formule de Lacan : « La femme est sans l’avoir, l’homme n’est pas sans l’avoir » est une élégante manière de nous rappeler que, face à cette question de la castration, hommes et femmes sont logés à la même enseigne, celle du manque – que les premiers soient porteurs d’un organe qui évoque le phallus et craignent d’en être privés, que les secondes soient soumises au penisneid et en attendent en vain la satisfaction réelle.
Le pôle identificatoire que propose la cigarette se repère quant à lui dans l’aspect initiatique que revêt souvent la première cigarette, rite d’entrée dans le groupe des adolescents, accession à des critères imaginaires de conformité. Un aîné, un parent qui fume constitue souvent pour l’enfant un modèle à imiter, mais aussi à dépasser en franchissant la barrière d’un interdit : les débuts d’une activité de fumeur se déroulent au sein du groupe des pairs et quasi systématiquement en dehors du regard des parents.
Quant à l’aspect outil d’autodestruction, il ferait de tout fumeur le digne héritier du mythique Prométhée, au travers de la transgression que représente toujours la première cigarette par rapport aux interdits parentaux et sociaux et du risque vital toujours intimement mêlé au plaisir de fumer, rappelé sur tous les paquets comme un défi à relever. En effet, le Titan châtié par Zeus transportait le feu dérobé aux dieux dans un bâton creux, étrangement proche, dans sa forme et dans sa fonction, du cigare ou de la cigarette. Il paraît aujourd’hui évident que la dimension du risque fait partie intégrante du plaisir de fumer, qu’elle y est aussi intimement liée qu’Éros peut l’être à Thanatos, ce qui rend d’ailleurs extraordinairement complexe toute campagne de prévention axée sur les dangers du tabac, dont les messages alarmistes pourraient constituer une incitation inconsciente.
Ces questions essentielles que pose la pratique du fumeur se divisent en ramifications qui nous conduisent logiquement au suçotement et à la masturbation, préliminaires, si l’on en croit Freud, à l’attrait pour le tabac. Une interrogation subsiste donc, à laquelle les quelques explications piochées dans l’œuvre freudienne pourraient, malgré leur minceur, nous aider à répondre : quel sentiment d’incomplétude amène l’homme à rechercher dès sa venue au monde un objet, ou une pratique, apte à le rassurer ?
« Ainsi les enfants passent-ils souvent de la succion à la masturbation […] Tous les enfants ne suçotent pas […] Si cette sensibilité persiste, l’enfant, devenu homme, sera prédisposé à être buveur et fumeur […]. »
« J’en suis venu à penser que la masturbation était l’essentielle grande habitude, le “besoin primitif” et que les autres besoins, tels ceux d’alcool, de morphine, de tabac, n’en sont que les substituts, les produits de remplacement. »
Freud, le grand fumeur, a-t-il vraiment pu écrire ces quelques lignes sans penser à l’enfant qu’il fut, suçoteur à n’en pas douter, si on le suit dans sa propre logique ? Cette logique qui mène de l’oralité du tout-petit quêtant le sein, ou l’hallucinant, à la masturbation, besoin primitif et universel, en passant par l’indispensable intermédiaire, l’identification du sein au pénis. Le premier des trois fameux stades décrits par l’inventeur de la psychanalyse, le stade oral, est celui auquel font référence la plupart des tentatives d’explication du plaisir tabagique qui se réclament de cette science. Une sorte de cliché freudien qui fait de la cigarette un substitut du sein maternel et de la dégustation de la fumée l’équivalent de la tétée. Si cette explication est réductrice – car elle omet de prendre en compte l’anal et le phallique concernés eux aussi par l’acte tabagique –, elle n’en recèle pas moins sa part de vérité. À la dyade suçotement-masturbation pourrait donc en toute logique s’ajouter un troisième terme, suggéré par Freud, l’ancien enfant suçoteur : la consommation de tabac.
De ces trois stades du développement psychique décrit par Freud – l’oral, l’anal et le phallique –, le premier est sans doute celui qui laisse les traces les plus évidentes dans les comportements ultérieurs. En effet, l’oralité de l’enfant devenu adulte reste le plus souvent centrée sur l’organe qui s’en est fait l’incarnation, et c’est bien la bouche qui témoigne de son avidité, en souvenir des premières satisfactions de l’existence, même si l’on peut repérer des demandes orales qui n’ont que peu de rapport avec l’orifice buccal. L’analité, en revanche, devient source de conduites et de traits de caractère qui s’éloignent de la zone d’origine et ne lui restent liés que sur un plan symbolique : rétention, avarice, compulsion à la propreté ou manque d’hygiène symptomatique, pour ne citer que ces traits. Il en est de même pour le stade phallique ou l’érotique urétrale qui ne se manifestent clairement qu’aux yeux de ceux qui pratiquent l’herméneutique freudienne, sous la forme de l’ambition ou du goût du pouvoir, par exemple. En ce qui concerne ces deux derniers stades, seules d’authentiques perversions resteront intimement liées à l’organe même, mais ces dernières concerneront plus particulièrement la clinique.
L’oralité, au contraire, peut se repérer dans l’attachement à des pratiques qui demeurent centrées autour de la bouche, pratiques le plus souvent innocentes ou socialement admises telles que la gourmandise, le mâchonnement de chewing-gum ou même la consommation de tabac, du moins tant que celle-ci ne fut pas condamnée par les hygiénistes.
Notre époque actuelle est marquée par la prépondérance de l’image, avec son cortège de fascination, de captation et de méprise. L’avènement de la dimension du virtuel est également remarquable, accompagné de cette immersion dans une réalité en trois dimensions modifiable d’un simple clic de souris, à rapprocher de la satisfaction hallucinatoire du tout-petit. Est-ce un hasard si cette ère nous permet d’assister à d’étranges spectacles, tel celui de nos contemporains jouissant d’expériences de plaisir à l’aide d’instruments qui viennent obturer tous leurs orifices sensoriels ? Les oreilles abritant les écouteurs d’un Walkman, les yeux rivés sur un bien nommé écran ou mieux encore recouverts d’un casque permettant de visionner des films produisant l’illusion d’être inclus dans l’action, la bouche en permanence remplie par le contenu d’un seau de pop-corn, mâchonnant quelque friandise ou tétant le contenu d’un verre de soda, l’olfaction chatouillée par quelque procédé d’« odorama »…, il ne manquerait à cette complète saturation des orifices pulsionnels que l’accessoire promené en permanence dans sa partie la plus intime par le notable décrit par Christiane Rochefort dans Quand tu vas chez les femmes !
Ces comportements ne sont donc pas censés poser problème, et le spectacle d’un enfant sevré depuis longtemps se promenant une « sucette » (ou « tototte ») vissée dans la bouche ne fera pas davantage scandale. Et pourtant cette habitude mérite d’être interrogée, au même titre que les habitudes tabagiques, dont elle constitue peut-être la matrice.
Ces orifices du corps, ces bords d’où s’origine et où fait retour la pulsion qui décrit une boucle autour de l’objet maintiennent leur exigence de façon permanente. Cette exigence peut être satisfaite dans l’immédiat ou non, c’est cette opposition entre principe de plaisir et principe de réalité qui amènera l’enfant à passer des processus primaires aux processus secondaires. La boucle pulsionnelle, d’abord extrêmement centrée sur l’objet primitif de satisfaction, s’élargit au fil de l’évolution pour englober des objets de plus en plus variés, de plus en plus symboliques. Que l’objet vienne à manquer, l’angoisse survient et la boucle se resserre : sans doute est-ce à ce phénomène que nous assistons avec ces nouvelles pratiques sensorielles ou bien encore lorsqu’une main fébrile vient chercher dans la poche le chewing-gum ou la cigarette providentielle, face à une situation de désœuvrement ou de stress.
Une situation du même ordre est à repérer quand, avec le concours de parents peu disponibles pour répondre à une exigence orale intensive de leur enfant, ou démunis face à celle-ci, le tout-petit se voit proposer cette « sucette » qui vient faire court-circuit, bouchant artificiellement le vide, clouant littéralement le bec à la demande.
Avant l’apparition de cet accessoire, le pouce satisfaisait en permanence à cette fonction, permettant au nourrisson d’halluciner le sein lorsque ce dernier tardait à se manifester. En effet, avec la succion du pouce, l’enfant lui-même produit le court- circuit, avec les moyens que la nature met à sa disposition. La masturbation infantile s’inscrit dans la même logique de résolution de tension, comme le note Freud, en tant que recherche de plaisir sur le corps propre, mais surtout comme lutte contre l’angoisse dans les moments de confrontation avec la dimension du manque : un lien existe donc bien entre suçotement et masturbation.
Est-ce un rappel un peu trop évident, dans l’inconscient parental, de cette pratique masturbatoire encore marquée de culpabilité qui amène des adultes vigilants à retirer de la bouche de leurs enfants ce pouce évocateur pour leur fournir obligeamment cet objet manufacturé ? Conçue par des laboratoires, suffisamment éloignée de l’activité interdite et mise en vente dans les pharmacies, la « sucette » présente toutes les garanties sociales. Alors peut-on imaginer, avec pessimisme, mais en accord avec un Freud particulièrement concerné par la question, que cette fabrique d’enfants suçoteurs pourrait avoir pour conséquence une génération de jeunes gens « prédisposés à être fumeurs ou buveurs »… ?
NOTES
[*] Philippe Grimbert, auteur de Pas de fumée sans Freud, Hachette Littératures, 2002.
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Philippe Grimbert, auteur de Pas de fumée sans Freud, Hachette Littératures, 2002.
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