L’échelle de Jacob de Adrian Lyne
L’échelle de Jacob fait partie de ces films qui dénoncèrent l’attitude des Usa lors de la guerre du Vietnam, en exposant un fait que le gouvernement continue bien évidemment de réfuter à grand renfort de mauvaise foi. Pour aborder un tel sujet – non qu’il soit délicat, mais la forme doit convaincre suffisamment pour que le fond reste intact – Adrian Lyne va jouer avec la perception du public, en le plaçant dans une position identique à celle de Tim Robbins. Vivant plus ou moins la confusion du personnage principal, le spectateur est ainsi capable de ressentir le trouble qui s’ouvre dans l’esprit du personnage, ses interrogations, ses craintes et l’implacable vérité qui se révèle au crépuscule du métrage.
Le film débute au Vietnam illustrant le désespoir et l’horreur qui s’est installé dans toutes les têtes. En usant d’images d’exposition, le réalisateur installe le délabrement d’une guerre bien trop longue qui a lassé les hommes. Meurtris, ils semblent incapables du moindre mouvement, de la moindre attention. Ils essaient de sortir de ce marasme en appliquant une forme de routine agréable, basé sur le comportement en communauté. Lorsqu’ils essuient cette attaque venue de nulle, où l’ennemie invisible décime le groupe, l’horreur prend définitivement place. Mais l’échelle de Jacob n’illustre pas la guerre, mais son ouvrage sur ces hommes, qui en sont revenus. Jacob se réveille dans une rame de métro délabrée. La jungle sauvage a fait place à la jungle urbaine.
Et Adrian Lyne de jouer constamment avec notre perception. Le trouble n’est pas seulement dans le personnage de Jacob, mais dans notre œil également. A-t-on vraiment vu ces formes se mouvoir derrière les vitres sales d’un métro ou d’une voiture ? Après tout, nous aussi, sommes revenus de la guerre, par le prisme de Jacob. Nous l’avons accompagné dans son rêve, partagé son cauchemar et revenu dans la réalité. Le réalisateur manipule parfaitement la narration de son métrage, entre rêves, fantasmes, souvenirs, il sème le trouble dans la réalité, si celle-ci existe belle et bien. Mais malgré la confusion qui nous habite, le film reste remarquablement clair, on ne se demande jamais où on en est exactement. Le récit est fluide et se déroule sans la moindre embûche, sans baisse de rythme, avec toujours ce même aplomb qui caractérise Jacob.
La caméra de Lyne illustre parfaitement la narration. Les plans sont savamment choisis, entre poésie macabre, lyrisme fabulé et précision clinique. Malgré un début cafouilleux qui peine à réellement retranscrire la surprise de l’attaque par une caméra à l’épaule outrancière dans le mouvement et un montage chaotique, le reste du métrage est un sans faute. Il parvient au détour d’une scène à imposer un climax étouffant, une vision infernale convaincante dans l’horreur qu’elle exprime. Les acteurs campent parfaitement leur rôle, évidemment, Tim Robbins, présent dans presque tous les plans, porte le film sur ses épaules, devient le catalyseur de nos émotions. Il endosse le rôle avec une rare grâce, jouant le trouble et la confusion de son personnage avec un réalisme accru sans jamais sombrer dans la caricature évidente.
L’échelle de Jacob est un film crépusculaire, une sombre poésie qui tente de dénoncer les pratiques d’un gouvernement en usant d’une métaphore, du fantastique pour appuyer le caractère dramatique de la situation. Illustrant la démence et le doute qui rongent l’esprit d’un homme, dont les repères s’effondrent, pour laisser place au vide. Mais le métrage est également une magnifique fable humaniste sur la perte, sur la solitude, un questionnement sur la mort et le rapport que l’on entretient avec elle. Sur toutes ces choses qui nous font sentir vivants, sur tous les détails qui prouvent notre existence. L’échelle de Jacob fait continuellement appelle à la mémoire, aux souvenirs. Mais quand ceux-ci semblent pervertis, s’effritent et laissent d’insolubles vides, la colère contre les responsables s’impose. Le film se termine sur deux images magnifiques, deux plans révélateurs, mais qui constituent toute la prose visuelle du métrage. Quand le message revendicateur et la dénonciation utilisent le lyrisme pour s’exprimer…